Energie, « transition » énergétique, service public

Par Jean Claude Boual

1) L’énergie n’est pas une production industrielle spécifique. Elle est à la base du développement économique passé et actuel. La société industrielle est née et s’est développée à partir de l’utilisation de sources d’énergie de plus en plus performantes (énergie humaine, animale, naturelle (vent et hydraulique), charbon, pétrole, gaz, nucléaire). Sa production relève d’une industrie bien spécifique dont dépendent toutes les formes d’activités humaines et toutes les productions industrielles, agricoles ou de services. Les investissements y sont extrêmement lourds, tant pour la production que pour la distribution.

Sa production et son utilisation conditionnent en grande partie le fonctionnement des sociétés futures, c’est pourquoi les débats la concernant ne peuvent être de même nature que pour d’autres productions (automobile, alimentation ou vêtements par exemple). Or pratiquement toujours les débats sur l’énergie sont de même nature que ceux pour ces autres productions, ce qui explique le débat de caractère religieux pour ou contre le nucléaire ou les renouvelables ou renouvelables contre nucléaire.

2) La question de l’énergie touche à l’indépendance nationale et à la continuité de la vie en société. C’est pourquoi l’État doit assurer la continuité de l’approvisionnement de toutes les sources d’énergie (réserves stratégiques pour ce qui est stockable, continuité du service confié à EDF (fournisseur de dernier recours pour l’électricité).

3) L’utilisation depuis 200 ans des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) est à l’origine des dérèglements climatiques que nous connaissons aujourd’hui. Les travaux scientifiques du GIEC notamment l’ont largement établi et pratiquement personne ne le conteste aujourd’hui, d’où les politiques dites « de sortie des énergies fossiles » d’ici 2050 et de décarbonation de l’industrie et de neutralité carbone à cet horizon. Toutefois en 2050, l’humanité utilisera encore au moins 40 % d’énergie fossile dans sa consommation totale d’énergie, et il est probable qu’elle ne pourra pas s’en passer encore avant longtemps, même si les objectifs fixés lors de la COP-21 sont atteints ce qui est fort peu probable vu la trajectoire actuelle. La « transition » demande des investissements très importants (20 à 25 milliards/an pour la seule électricité par exemple, et bien plus si l’on raisonne de manière holistique)

4) Toutes les projections sérieuses prévoient une augmentation de la consommation d’énergie dans les décennies à venir (au niveau national, européen comme mondial). Dans ces conditions les injonctions de sobriété énergétique, d’économie d’énergie et même d’efficacité énergétique ne sont le plus souvent que des affirmations sans réel contenu, pour faire croire que des solutions simples existent et que « nous savons faire », elles cachent souvent la recherche d’une justification du maintien d’une position sociale avantageuse. Même si ici ou là des progrès sont constatés, ces affirmations relèvent plus de la pensée magique que de la réalité.

5) Les lois de la physique ne peuvent être ignorées dans les choix que nous avons à faire. Les deux premières lois de la thermodynamique nous apprennent que nous ne pouvons créer de l’énergie, mais seulement la transformer et que toute utilisation se fait avec des pertes et des détériorations (entropie) qui implique des renouvellements périodiques et inévitables des installations, que la dite « économie circulaire » ne résout pas. Bien entendu des progrès technologiques sont toujours possibles et réalisés, mais les lois fondamentales demeurent et il faut (ou il faudrait) en tenir compte dans les débats et les choix à effectuer.

Pour l’électricité dont l’usage est appelé à se développer, elle ne se stocke pas ou dans des conditions faibles et coûteuses (en matériaux et en capitaux) qui subsisteront, qu’elle se transporte avec des pertes en ligne qui augmentent avec la distance et qu’il faut la produire à partir d’une énergie primaire. Ce sont peut-être des banalités mais peu en tirent les conséquences industrielles, économiques, sociales et écologiques qui en découlent et font dans les débats comme si tout cela n’existait pas.

6) De cela découlent des technologies différentes selon les sources primaires d’énergie, tout n’est pas possible dans les savoirs et savoirs faire actuels. La « désindustrialisation » qui résulte de choix politiques a entraîné des pertes importantes de savoirs et savoir-faire industriels. Aujourd’hui il manque plusieurs milliers d’ingénieurs, techniciens et chercheurs dans le domaine énergétique. La formation et l’embauche de ces personnels ne peuvent être absentes des débats et dispositions à prendre dans une politique énergétique nationale. Il en est de même de l’organisation des filières industrielles et notamment la sous-traitance dans l’entretien et la relocalisation d’usines sur le territoire national.

7) La géographie joue aussi un rôle déterminant dans les choix qui peuvent être faits, le pétrole n’est pas présent partout dans le monde (aucune source ne l’est dans les mêmes conditions, ni l’eau, ni le vent, ni le soleil). Les choix doivent forcément tenir compte de ces conditions, ce qui est possible ici ne l’est pas forcément ailleurs, c’est particulièrement vrai pour les renouvelables (solaire, éoliennes, hydraulique…). Les comparaisons souvent hâtives entre pays doivent donc être nuancées.

8) Dans ces conditions il n’y a pas de solution miracle, tout est affaire de choix politiques, donc de rapport de force aussi, avec des intérêts contradictoires. Croire qu’il suffit d’annoncer des catastrophes si telle ou telle solution n’est pas mise en œuvre relève d’une démarche dogmatique sans consistance. Sur ce point nous souffrons d’un handicap aujourd’hui difficile à surmonter, l’écologie politique comme associative s’est bâtie sur l’opposition religieuse au nucléaire, ce qui empêche un débat rationnel non seulement sur le nucléaire mais sur toutes les sources d’énergie et les implications sociales, économiques, écologiques. Je précise que je ne suis pas un fanatique du nucléaire, mais dans les conditions actuelles à tous les niveaux (national, européen, mondial) nous ne pouvons l’écarter par un simple « je suis contre le nucléaire ». Je parle du nucléaire civil, pas militaire, même si les deux sont souvent liés, ce qui pose aussi la question de leur découplage.

C’est pourquoi les choix après débats doivent s’effectuer sur des bases aussi rationnelles et dépassionnées que possible.

9) Le « mix énergétique » est de la responsabilité des pays. L’Union européenne organise le marché de l’énergie. Cependant les réseaux nationaux sont interconnectés et les échanges entre eux (entre pays) sont nombreux dans le cadre du marché européen (j’y reviendrai dans un point suivant), mais le seraient en tout état de cause pour faire face à des aléas (sous production temporaire, catastrophes naturelles…) ; les directives européennes « organisent » le marché des énergies, les objectifs et le rythme de décarbonation sont fixés à ce niveau. En fait tout cela pèse aussi sur le mix énergétique.

Et, c’est ce marché pour l’électricité notamment qui pose problème, encore plus avec la transition énergétique nécessaire.

Il ressort de ce qui est dit ci-dessus :

1) qu’il n’y a pas de solution miracle aux questions énergétiques auxquelles nos sociétés dites « développées » ont à faire face dans le cadre de la décarbonation de nos économies. Toutes les sources de « renouvelables » ont leurs inconvénients et leurs limites (éolien terrestre ou maritime, solaire, méthanisation, hydraulique, biomasse, hydrogène), il en est de même pour le nucléaire. Toutes rencontrent des oppositions dès lors qu’il s’agit de les implanter sur un lieu donné. Toutes ont leurs lobbyistes qui tous prétendent que la solution qu’ils préconisent est la meilleure, voire la seule possible, et veulent développer prioritairement leur industrie. On peut établir la liste des inconvénients et limites de chacune de ces sources, mais ça ne permettra pas de dégager une ou deux solutions applicables partout, les choix ne dépendent pas que d’une hiérarchisation arbitraire de ces limites et inconvénients (chacun voit midi à sa porte) ;

2) que l’organisation sociale future dépend en grande partie des choix énergétiques et politiques qui y sont liés. La décarbonation ne peut être séparée des questions sociales et des systèmes de production des biens et services, chaque mesure, chaque disposition doit intégrer toutes ces dimensions ; il est illusoire de mettre en œuvre une mesure (fiscale par exemple) et de « compenser» avec des « aides » pour une partie de la population. Cette forme d’assistanat ne fonctionne pas (cf. les gilets jaunes, ou le chèque énergie pour compenser pour les familles en difficulté en raison de l’explosion des prix de l’énergie). Dans les débats actuels, et dans les scénarios qui ont été présentés à la fin de l’année dernière (Négawatt, RTE, ADEME), aucun ne traite de ces questions, aucun n’a une vue holistique de la question, il en est de même pour les partis politiques et les organisations de la société civile, ce qui donne un débat sans débats, avec des positions arrêtées et dogmatiques.

3) la « sobriété énergétique » et la « sobriété en général » est un vrai sujet dans la mesure où elle est présentée comme la solution la plus efficiente (« les seuls KW/H qui ne polluent pas sont ceux que nous n’utilisons pas »), ce n’est pas faux mais un peu court. Les solutions préconisées pour arriver à la diminution des rejets de CO2 (deux tonnes/personne en 2050 alors que chacun de nous en rejette aujourd’hui 11 tonnes en France) qui consiste à établir des « quotas » individuels avec un marché carbone ou carbone/matière, sorte de deuxième monnaie, ne peut que faire supporter cette diminution (inatteignable sans doute) par les plus pauvres par des moyens coercitifs et totalitaires pour une austérité comme nous n’en avons pas encore connue. L’expression « sobriété » énergétique ou écologique, heureuse ou acceptée etc. n’est que le substitut acceptable d’austérité.

Or il y a des illusions (des utopies) problématiques qui se font jour, l’étude « boboïste » d’Alternatiba,  « Vision pour l’Île de France demain » proposée par un groupe de travail d’Alternatiba Paris est tout à fait éclairante de la « naïveté politique » de beaucoup de jeunes pourtant très mobilisés sur les questions écologiques.

Bruno Latour et Nikolaj Schultz, préconisent la création d’une « nouvelle classe écologique » regroupant quasiment tout le monde et transcendant les classes sociales, en s’appuyant sur Marx et le matérialisme, théorisant leur proposition et appelant à un effort intellectuel du type de celui fait par les socialistes ou les libéraux les siècles passés (effort qui est effectivement indispensable).

Service Public

L’option service public parait la seule sérieuse dans ces conditions, encore faut-il s’entendre sur ce que nous attendons par là car il ne suffit pas d’affirmer que nous sommes pour « un grand service public de l’énergie » ou un « service public de l’électricité ou du gaz «  pour être compris et mobiliser. Il ne suffit pas non plus d’affirmer que « le marché de l’électricité ne marche pas » encore faut-il le démontrer et pour cela en connaître les ressorts et son « organisation », ou sa « désorganisation ». Il ne suffit pas d’affirmer qu’il faut sortir l’électricité du marché, il faut préciser le chemin emprunté, avec qui notamment dans le cadre européen. Il n’y aura renouveau du service public que sur des bases théoriques solides.

Le service public de 1945 a été complètement désarticulé et détruit par la libéralisation et la privatisation partielle de l’électricité et la libéralisation puis la privatisation du gaz suite à l’Acte Unique des Communautés européennes (aujourd’hui Union Européenne), tous les gouvernements français de droite comme de gauche ayant participé avec gourmandise à ce processus. Rêver à le reconstruire est une utopie stérile.

Pour reconstruire un (ou des) service public dans l’énergie, à mon sens plusieurs conditions sont à réunir :

i) comprendre comment fonctionne le marché de l’énergie en sachant que le marché de chaque source est différent. Le pétrole, le gaz, le charbon se stockent, l’électricité ne se stocke pas et le réseau doit être en permanence équilibré, pour l’organisation du marché c’est fondamental, il faut démontrer les effets de cette différence ; il faut sortir des dogmes économistes qui considèrent (aussi bien les orthodoxes que les hétérodoxes), à l’instar de Milton Friedman que « … du point de vue économique : vous devez séparer l’économie du point de vue physique des choses », c’est la démarche exactement inverse de toute démarche écologiste, mais c’est celle qui domine en économie et dans les gouvernements, mais aussi dans toutes les organisations et réseaux qui se réclament de l’écologie sans exception1 ;

ii) il faut définir le périmètre à donner au service public– « service public de l’énergie », « service public de l’électricité », « service public du gaz », ce n’est pas la même chose et en tout cas la même organisation et gestion, aussi bien pour les usagers que pour le personnel ;

iii) il n’est pas possible aujourd’hui de définir un nouveau service public de l’énergie, l’électricité, le gaz ou le pétrole sans connaître les directives et politiques de l’Union européenne en la matière et travailler et débattre de la stratégie à adopter notamment vis-à-vis de la concurrence. Aujourd’hui les grandes entreprises françaises de l’énergie (EDF, Engie, Total….) sont toutes des multinationales avec une activité à l’international et dans les autres pays de l’UE. Peut-on imaginer une entreprise de service public en monopole sur son territoire national et faisant la concurrence dans les autres pays de l’UE ? Peut-on imaginer un service public européen dans ce secteur, à quelles conditions politiques et de rapport de force, quel type d’organisation ?

iv) la nationalisation est toujours possible, mais à l’expérience est-ce bien la solution, que pourrait être une socialisation (cf. la sécurité sociale d’origine), quel rôle pour les communs dont il est beaucoup question en ces temps ? L’articulation service public/commun est encore dans les limbes y compris au plan universitaire et théorique ;

v) les technologies ont évolué, renouvelables (éolien, solaire, biomasse, méthanisation, nucléaire), ce n’est pas sans conséquences sur l’organisation et la « gouvernance » du service public ;

vi) quel rapport de force, quel échelon territorial ? Les choix impacteront inexorablement la conception du service public ; enfin, comment mener la bataille pour avec le maximum de « citoyens » et pas seulement contre (Hercule), ne pas réduire le débat à renouvelables versus nucléaire. Si l’Écologie politique (les Verts) ne décolle pas c’est peut-être aussi parce que les gens ont le sentiment qu’on les enfume.

1Seuls quelques rares économistes, plus que marginalisés, ont rompu avec cette doctrine en intégrant les questions de limites et de thermodynamique.

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