Nous vous avions informés d’un procès intenté par Madame TRAN TO NGA, ancienne journaliste et militante franco-vietnamienne, contre dix-neuf firmes chimiques ayant produit ou commercialisé l’Agent Orange qui devait se dérouler le 25 janvier dernier.
En rappel des faits, voici un article rédigé par Christian CHASSEAU, secrétaire national du MNLE Réseau Homme&Nature, sachant que le verdict a été rendu le 10 mai en défaveur de la plaignante.

UN PROCES HISTORIQUE CONTRE MONSANTO ET 7 AUTRES FABRIQUANTS DE L’AGENT ORANGE

Par Christian CHASSEAU (Secrétaire National du MNLE)*

Après de nombreuses années d’instruction, le procès mené par Madame TRAN TO NGA contre les firmes américaines ayant produit « l’agent orange » déversé par l’armée américaine sur le VIETNAM, a donné lieu, enfin, à un audience à EVRY le 25 janvier dernier.
Parmi les firmes appelées dans la cause, MONSANTO et DOW CHEMICAL.

PETIT RAPPEL HISTORIQUE

En 1946 s’est tenue la conférence de FONTAINEBLEAU, à la suite de l’appel d’HO CHI MIN auprès de nombreuses personnalités françaises, et qui avait pour but de trouver une entente évitant la guerre au VIETNAM. Malheureusement, elle n’aboutit pas. « La guerre d’Indochine » a donc éclaté, les vietnamiens souhaitant retrouver leur indépendance en mettant fin à l’occupation coloniale française, déjà affaiblie par les tentatives japonaises de prendre à leur tour le contrôle du pays. Elle s’est achevée par les accords de Genève en juillet 1954, qui ont cependant divisé le pays en deux, de part et d’autre du 17e parallèle, la France espérant conserver le contrôle sur le sud, alors que le nord devenait la République Démocratique du VIETNAM. Une promesse de référendum sur la réunification avait cependant été faite, mais jamais tenue.
De fait, les autorités du sud sont « soutenues » par les américains, la France s’effaçant de cette région du monde. Alors que les forces populaires du VIETNAM (les militants du sud aidés par les militants du nord) agissent pour la réunification et l’instauration du régime socialiste du nord, les autorités du sud font de plus en plus appel à l’aide militaire américaine pour maintenir leur pouvoir. Les techniques de guérilla des vietnamiens s’avérant particulièrement efficaces, les Etats-Unis décident une intensification des moyens militaires, une escalade sans fin, incluant la guerre chimique (gaz napalm, défoliants) à haute dose. A l’époque, les armes biologiques et chimiques n’étaient pas encore interdites par l’ONU (elles le seront respectivement en 1972 et 1993). Et lorsque le Président KENNEDY a envisagé cette utilisation, estimant que l’inventivité américaine pourrait les aider à sortir du bourbier dans lequel ils s’étaient mis, les services de l’armée américaine ont réalisé des appels d’offres où se sont précipités les différents fabricants de produits chimiques. Et ceux mis en œuvre ont été conditionnés de telle sorte que leurs effets ont été aggravés (surchauffe). Précisons que déjà, à l’époque, les firmes fabriquant ces produits en connaissaient la dangerosité pour les humains, en plus de leurs effets sur la nature.

UNE GUERRE CHIMIQUE AUX CONSEQUENCES GRAVISSIMES

Entre 1964 et 1974, les Etats-Unis ont ainsi déversé près de 80 millions de litres de défoliants, sur les forêts et les cultures. Double but : détruire les forêts devait permettre aux militaires de mieux voir les combattants qui s’y réfugiaient, et affamer la population en détruisant les récoltes. De fait, 10 % de la surface du sud VIETNAM ont été ainsi « arrosés », plusieurs fois. 400 000 hectares de terres agricoles ont été contaminés, ainsi qu’une grande partie des forêts. Les conséquences sont terribles, pour l’environnement bien sûr : les sols ont été imprégnés pour des décennies, et le resteront des décennies encore, altérant la production agricole et forestière, ainsi que la biodiversité. Mais ce fut terrible surtout pour les êtres humains, car les habitants sur lesquels sont tombés ces défoliants ont été intoxiqués par la dioxine qu’ils contenaient (près de 5 millions d’habitants directement touchés). Et ce produit chimique, classé comme perturbateur endocrinien, agit sur les fonctions hormonales, immunitaires et reproductives de l’organisme. Clairement, il y a beaucoup plus de fausses couches, de prématurés, et aussi de malformations diverses des bébés, dans les régions touchées par ces épandages. Les descendants des personnes directement touchées se retrouvent à leur tour victimes sur plusieurs générations. Madame TRAN TO NGA a reçu de cet « agent orange » lorsqu’elle était en mission de journalisme sur la « piste HO CHI MIN ». Elle en garde personnellement des séquelles sur sa santé (diverses pathologies dont des cancers), mais surtout, elle a perdu sa première fille à l’âge de 17 mois après de grandes souffrances, et ses deux autres filles et ses petits-enfants, s’ils sont vivants, ont développé des pathologies liées à cette toxine.
Sans compter que cette guerre chimique s’ajoute au largage de bombes en quantité impressionnante. Il se dit que les Etats-Unis ont déversé au VIETNAM plus de bombes que l’Europe n’en a reçues durant la deuxième guerre mondiale ! Nous sommes en droit de nous interroger : pourquoi des humains en viennent à agir de la sorte contre d’autres humains, avec un tel acharnement ?

QUELLES REPARATIONS ?

Après les accords de PARIS, en janvier 1973 la question des réparations a été posée, mais n’a jamais abouti. Rappelons que ce traité de paix mit fin progressivement à la présence physique de l’armée américaine sur la terre du VIETNAM, mais pas encore à la guerre entre Nord et Sud en elle-même, qui se poursuivit encore plus de deux années durant, la réunification réelle n’ayant lieu qu’en 1976.

Très tôt (l’idée nait dès 1966), un tribunal privé étudie cet écocide (le terme est créé à ce moment). Il est connu sous le nom de « tribunal RUSSELL », du nom d’un de ses créateurs, ou de STOCKHOLM (il était présidé par Jean-Paul SARTRE, et devait se dérouler à PARIS, mais le Général DE GAULLE l’ayant refusé, il a dû se tenir en SUEDE). Mais s’il permet d’enquêter et d’alerter l’opinion publique, il n’a pas de légitimité officielle pour être opposable aux Etats, qui se réfugient derrière le fait qu’ils étaient en guerre, comme si en guerre tout était permis. En 2005, un colloque international sur l’impact de l’agent orange au VIETNAM, initié par l’AAFV (Association d’Amitié Franco-Vietnamienne) a été reçu au SENAT par Christian PONCELET, son Président, en personne. Plus tard, en 2009 à PARIS, un autre « tribunal d’opinion » dans lequel Madame TRAN TO NGA a témoigné, a entrepris la même démarche, concluant à la responsabilité conjointe du gouvernement des Etats-Unis et des firmes ayant fabriqué le produit, car elles en connaissaient les dangers. Ces tentatives montrent en tout cas que la solidarité internationale grandissait, la France n’étant pas en reste. L’exemple du « village de l’amitié », création internationale à VAN CANH, et la maison d’accueil de THAI BINH qui accueillent des victimes de l’agent orange en sont des preuves, comme l’aide financière apportée à des hôpitaux vietnamiens, ou le déplacement de chirurgiens français au VIETNAM pour y apporter leur concours. La guerre ayant fait de nombreux orphelins, de nombreux couples français adoptent des petits vietnamiens.
Mais quant à l’action des victimes, seuls les vétérans de l’armée américaine ont obtenu des indemnités (180 millions de dollars), mais par arrangements directs avec les firmes, qui n’ont donc eu aucune condamnation. Et, la législation américaine et internationale étant ce qu’elles sont, il n’était guère possible que des individus s’attaquent aux Etats-Unis.

L’association des victimes de l’agent orange (VAVA) a déjà déposé plainte contre les entreprises aux Etats-Unis, sans succès, ayant été déboutée en première instance puis en appel, la Cour Suprême refusant d’examiner l’ultime recours.

Sur le terrain, les Etats-Unis n’ont apporté qu’une aide symbolique à la réhabilitation des sols : ils ont traité l’aérodrome de DA NANG et ses abords immédiats, permettant à leurs jeunes recrues et leurs futurs démarcheurs commerciaux de venir visiter sans risques !

C’est là que l’action de Madame TRAN TO NGA apparaît comme historique : étant de double nationalité, sa qualité de française lui permet d’ester en justice en France, et c’est contre les firmes ayant produit l’agent orange que son action est tournée.

LE PROCES DE MADAME TRAN TO NGA

Lors du procès d’opinion évoqué plus haut, Madame TRAN TO NGA a été entourée de conseils qui l’ont amenée à entamer cette procédure, en particulier Maître William BOURDON. On imagine aisément son hésitation : pour une personne, s’attaquer à de si puissantes entreprises, entretenant du lobbying forcené, pouvant s’offrir des kyrielles d’avocats…. cela relève du combat de David contre Goliath ! Il faut dire qu’elle-même a mis bien du temps à comprendre que c’étaient les épandages américains qui étaient à l’origine de ses pathologies et de celles de ses enfants et petits-enfants, comme des millions de vietnamiennes et vietnamiens. Alors, si ce procès devait servir d’exemple, il ne fallait pas hésiter. Une solidarité de juristes mais aussi de scientifiques permet, analyses de sang à l’appui, d’obtenir les éléments de preuve nécessaires de l’empoisonnement de Madame TRAN TO NGA – comme de toutes les victimes. Et, le 14 mai 2014, la plainte est effectivement déposée devant le tribunal de grande instance d’EVRY. Mais l’instruction sera longue, ponctuée de diverses audiences, celle des plaidoiries aura été reportée à 6 reprises ! Elle a eu finalement lieu le 25 janvier dernier. Et, comme nous pouvions nous y attendre, les 15 avocats des sociétés en cause ont monopolisé l’audience, développant leurs points de vue durant 4 heures. La partie civile (3 avocats) a pu exposer les faits seulement durant 90 minutes. L’argument essentiel de la défense consiste à considérer le tribunal d’EVRY comme incompétent en la matière, puisque ces sociétés états-uniennes agissaient sur l’ordre d’un Etat, en guerre, et qu’une juridiction française ne pouvait juger ! Les avocats de MONSANTO et consorts ont aussi prétendu que Madame TRAN TO NGA n’avait « pas plus de dioxine dans son sang que les présents dans la salle ». Elle a supporté ces dires, sans pouvoir y répondre, avec beaucoup de dignité. Espérons que les juges d’EVRY, tiendront compte de l’évolution du droit national, européen et international, en faveur d’une responsabilisation accrue des acteurs privés, même dans le cas où ils ont agi « sur ordre ». Espérons aussi que les juges examineront bien le fond, et non d’abord la forme comme on peut le constater trop souvent. Et le fond, c’est bien que les sociétés connaissaient la dangerosité des produits.
Le tribunal rendra son verdict le 10 mai prochain. On peut penser que s’il est favorable à Madame TRAN TO NGA, les sociétés feront appel, prolongeant encore le combat épuisant.

Si un important appel de soutien a recueilli 162 signatures de diverses personnalités de tous bords, et d’association, il est indispensable de continuer à la soutenir, auprès des diverses organisations ce faisant : AAFV (Association d’Amitié Franco-Vietnamienne), AFAPE (Association Française pour l’expertise de l’Agent orange et des Perturbateurs Endocriniens), ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants), CAP VIETNAM, CID VIETNAM (Centre d’Information et de Documentation sur le VIETNAM contemporain), Collectif VIETNAM Dioxine, FaAOD (Fonds d’alerte contre l’Agent Orange/Dioxine), Le Mouvement de la Paix, Le Village de l’Amitié de VAN CANH, Orange DiHoxyn, UGVF (Union Générale des Vietnamiens de France), Sông Viêt, VNED (Vietnam les Enfants de la Dioxine). Nous comptons sur vous pour les rejoindre.

Je remercie Hélène LUC, sénatrice honoraire du Val de Marne pour l’aide apportée à la rédaction de cet article.
*Mouvement National de Lutte pour l’Environnement – Réseau Homme&Nature

LE COMBAT CONTINUE

Le combat n’est pas terminé ainsi que le dit si bien Madame TRAN TO NGA qui s’est confiée aux journalistes de Télérama:

« Je m’y attendais mais je suis bien décidée à continuer », confie Tran To Nga, d’une voix énergique. La Franco-Vietnamienne vient de recevoir ce lundi 10 mai l’appel de son avocat William Bourdon, qui lui a délivré les conclusions du tribunal de grande instance d’Évry (Essonne). Dans le procès l’opposant aux 14 multinationales de l’industrie agrochimique américaine (dont Dow Chemical et Bayer-Monsanto), accusées de pollution massive à la dioxine, ce dernier a donné raison aux entreprises, en estimant qu’elles étaient « bien fondées à se prévaloir de l’immunité de juridiction ». « On ne peut que s’étonner que le Tribunal reconnaisse que les entreprises concernées auraient agi sous la contrainte du gouvernement américain alors qu’elles ont répondu à un appel d’offre, ce qu’elles étaient libres de faire ou pas», ont réagi les avocats de la plaignante, avant d’ajouter : « Les préconisations posées par l’administration américaine n’imposaient pas de fabriquer un produit comportant un taux de dioxine aussi élevé que celui de l’agent orange. Ceci n’a résulté que d’une initiative souveraine et libre des entreprises concernées. »

L’épilogue de ce procès historique n’est cependant pas pour tout de suite. Ce combat qui dure depuis sept ans, documenté notamment par le film Agent orange, la dernière bataille (diffusé en septembre dernier sur Arte), va se poursuivre. « Je suis déçue mais décidée, j’ai immédiatement demandé à mes avocats d’interjeter appel de la décision rendue », souligne la presque octogénaire. De sa petite voix calme et fluette, elle ajoute, presque gênée : « Vous savez, c’est le combat de toute une vie… »

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