Service public, bien commun, commun, nouvelle donne ?

Une analyse de Jean Claude BOUAL

La crise sanitaire due au coronavirus a remis en lumière l’importance des services publics dans la vie quotidienne. La vie du pays, l’approvisionnement alimentaire et en produit de première nécessité, le minimum de déplacements suite au confinement imposé le 17 mars 2020, avec l’arrêt de l’activité économique, pour permettre aux services hospitaliers de faire face à l’épidémie sans être débordés ont été assurés en grande partie par des services publics, grâce à la conscience professionnelle et au sens du service public des personnels les plus modestes, souvent en conflit avec un « management » inadapté et contre performant. Les hôpitaux n’ont pu faire face dans la période aiguë de la crise que grâce au dévouement des personnels. Aussi, les services publics ont retrouvé, en tout cas dans les déclarations et la communication, la faveur de quasiment tous les milieux politiques, associatifs ou syndicaux.

Dans leur appel pour le 1er mai 2020: « 1er mai : plus jamais ça » vingt-cinq organisations, dont la CGT, la FSU, Solidaires, le syndicat de la magistrature, ATTAC…affirment :               « Lors de ce 1er mai, nous manifesterons encore pour obtenir un plan de développement de tous les services publics et une revalorisation des métiers d’utilité publique :                     «plus jamais» les hôpitaux débordés du fait des fermetures de lits et du manque de soignant.e.s,                                                                                                            «plus jamais» d’une recherche publique manquant de crédits,                                       «plus jamais» des services publics exsangues,                                                            «plus jamais» des Ehpad délaissés,                                                                           «plus jamais» des personnes sans revenu et en précarité alimentaire,                            «plus jamais» de fausses excuses quant au manque de budget public pour les financer, alors qu’une fiscalité plus juste (y compris sur la fortune / le patrimoine), une véritable lutte contre l’évasion fiscale et la transformation de la dette publique en dette perpétuelle à taux zéro par la BCE en donneraient les moyens. »

Emmanuel MACRON, lui-même, dans son allocution le 16 mars à la télévision affirmait ; « Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties. Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main. Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai ». Plus d’un mois et demi après rien n’a changé, toutes les dispositions prises par le gouvernement en matière économique, sociale, des libertés, sont dans la prolongation des dispositions précédant la crise sanitaire et ont plutôt accentué le rapport de force en faveur des multinationales, du patronat et de l’oligarchie1.

Emmanuel Macron a raison : «Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie », mais c’est pourtant ce qu’il a fait et continue de faire. Déléguer la gestion de l’eau au privé est folie pure ; déléguer notre santé au privé est une folie ; gérer les hôpitaux comme des entreprises, faire des hôpitaux-entreprises est une folie ; déléguer nos retraites à la capitalisation et donc au privé est une folie ; déléguer les maisons de retraites (EHPAD) à des entreprises privées est une folie ; déléguer la production et la distribution de l’électricité est une folie ; déléguer la gestion de nos données au privé et aux GAFAM américaines est une double folie ; déléguer la poste et la distribution du courrier au privé est une folie ; déléguer les transports publics, chemins de fer, métro, bus au privé est une folie ; déléguer les autoroutes au privé est une folie ; déléguer aéroport de Paris au privé est une folie ; déléguer le logement social au privé est une folie ; déléguer la lutte contre les dérèglements climatiques, la destruction de la biodiversité aux seules entreprises privées et aux « forces et ressorts du marché » est une folie irresponsable ; remettre, ce qui est plus que déléguer, l’État entre les mains des multinationales et de la finance est plus qu’une folie2 ; breveter et « marchandiser » le vivant est une folie ; continuer à développer toujours plus la folie consumériste basée sur l’extractivisme est pure folie ; conduire une politique qui accentue les inégalités est une folie ; privatiser l’enseignement et la recherche est une folie. Pourtant toutes ces folies se cumulent dans les politiques néolibérales mises en œuvre depuis des décennies et accentuées depuis trois ans par le gouvernement. Elles sont toutes le résultat de décisions politiques, de choix politiques et idéologiques dictés par des intérêts.

Et qu’a fait Emmanuel Macron depuis plus de dix ans, d’abord comme rédacteur principal de la commission Attali, puis comme fondé de pouvoir à la banque Rothschild, puis comme secrétaire général adjoint de Élysées, puis comme ministre de l’Économie, puis comme président de la République ? Il a participé et initié toutes ces folies, au plus grand bénéfice politique et financier du capital, de l’oligarchie patronale.

Oui, refonder, moderniser, développer les services publics, les gérer avec les populations dans l’intérêt général, comme des communs est une urgence que la crise de la covid-19 ne fait que confirmer. Mais comment et comment créer le rapport de force pour y parvenir ?

Je propose, de partir d’une analyse de la situation en France, et en Europe, et d’examiner les responsabilités de chaque niveau institutionnel dans l’évolution des services publics ces quarante dernières années avant d’essayer de dégager quelques pistes pour sortir des slogans et essayer de construire le rapport de force pour enfin engager les transformations indispensables.

A- La situation en France.

Il ne s’agit pas ici de faire un historique complet de l’évolution de la dégradation de l’ensemble des services publics depuis plusieurs décennies, mais simplement de rappeler des constatations que chacun peut faire dans sa vie quotidienne.

Au prétexte de réduire la dépense publique, et de ne pas faire supporter la dette aux générations futures, il fallait diminuer le nombre de fonctionnaires, ouvrir tous les services publics à la concurrence, comme pousser les associations vers le marché. Ces choix politiques sont bien de la responsabilité des gouvernements successifs de la France, même si les politiques de l’Union européenne y sont aussi pour beaucoup. Mais nous verrons par la suite que si les absurdes critères d’austérité dits de « Maastricht » (moins de 3% de PIB de déficit budgétaire annuel, moins de 60% du PIB de dette publique, et moins de 2% d’inflation), approuvés par tous les gouvernements français ont servi de guide et de prétexte aux politiques de restrictions budgétaires pour les services publics, les décisions de privatisation, et de démantèlement des services publics relèvent bien des gouvernements de la France.

Il est de bon ton de stigmatiser la bureaucratie de l’État, et de s’insurger contre les fonctionnaires qui appliquent sans discernement des règlements tatillons sans tenir compte des situations concrètes, forcément diverses. Ici, il convient de préciser deux choses :1) aucun pays moderne ne peut se passer d’une administration ; 2) le risque de bureaucratie est toujours pendant, mais à l’expérience nous constatons que le système capitaliste à ce stade de financiarisation est source de bureaucratie comme nous n’en avons jamais connue3. Le moindre contrat de concession de service public ou de « partenariat public/privé » demande plusieurs milliers de pages car tout étant marchandisable et monnayable, tout dans les moindres détails doit être prévu et couché sur le papier. Mais cette bureaucratie doit être par et pour le capital exclusivement, c’est lui qui doit être l’État et administrer sans intermédiaires le pays. C’est le sens des « réformes » entreprises par le gouvernement d’Emmanuel Macron, depuis quelques années, avec CAP 2022. Toutefois ces « réformes » n’arrivent pas brusquement, elles furent préparées depuis plusieurs dizaines d’années par touches successives, de réforme de l’État en réforme de l’État.

Déjà les concepteurs de la « première décentralisation », François Mitterrand et Gaston Deferre se préoccupèrent plus du pouvoir des élus et des partis politiques que du fonctionnement de l’administration et des services publics. La segmentation de l’administration, sans mise en réseau, l’a mise en position de faiblesse vis-à-vis des grands groupes multinationaux de services qui prirent les marchés et imposèrent leurs modes opératoires. Les missions techniques et opérationnelles jusque là exercées par les administrations furent dans beaucoup de cas affaiblies. Beaucoup passèrent progressivement au privé à tous les niveaux institutionnels. Cette démarche de privatisation fut accompagnée par l’introduction des méthodes de gestion et de management du privé dans les administrations, sous prétexte de rationalisation et d’économie : à la rationalisation des choix budgétaires (RCB) de la fin des années 1960 succéda la direction participative par objectif (DPO), puis le new-public-management, puis le lean-management, toujours accompagnés de diminution des effectifs des personnels et de diminution de moyens de fonctionnement. Tout ce processus, comme les étapes successives de décentralisation se firent de façon heurtée, non linéaire, sans évaluation des étapes précédentes, dans une fuite en avant qui se poursuit.

Parallèlement et fort logiquement, plus les services publics étaient affaiblis et privatisés, plus le pouvoir de coercition se concentrait entre les mains des exécutifs. Les services déconcentrés de l’État furent progressivement soumis aux préfets qui virent leurs prérogatives devenir obèses. Seuls représentants du gouvernement dans les départements, leurs missions, en raison du caractère de plus en plus répressif des politiques, furent prioritairement centrées sur le maintien de l’ordre public et la sécurité policière, au détriment de la sûreté des populations et des missions de service public (cf l’affaire Lubrisol à Rouen en 2018 ou la gestion du confinement/déconfinement de l’état d’urgence sanitaire en 2020).

Toutes les réformes de l’État qui suivirent la première décentralisation accentuèrent la dérive idéologique du moins d’ État, de la loi d’orientation des loi des finances (LOLF) en 2000, à la « deuxième décentralisation » en 2004, puis la révision générale des politiques publiques (RGPP) avec Nicolas Sarkozy, la modernisation de l’action publique (MAP) et la « troisième décentralisation », avec la réorganisation territoriale et la création des treize « grandes régions » et la « métropolisation » avec François Hollande, jusqu’à CAP 2022 d’Emmanuel Macron, toutes furent et sont une fuite en avant néolibérale.

Si bien qu’aujourd’hui, les hôpitaux sont soumis aux méthodes de management du privé avec un financement de moins en moins public et une tarification à l’acte, avec la concurrence des établissements privés qui vivent sur les prestations les plus rentables, les lits sont fermés, les personnels sous rémunérés voient leurs conditions de travail se dégrader constamment. Malgré une très forte mobilisation de tous les secteurs hospitaliers et de santé durant plus d’une année précédant la crise du coronavirus, leurs revendications pour le service public hospitalier, non seulement ont été ignoré par le gouvernement, mais celui-ci les a traités avec mépris leur répondant par la répression. A cette détérioration du secteur hospitalier s’ajoutent les déserts médicaux sur beaucoup de territoires ruraux mais aussi urbains. La sécurité sociale a été petit à petit étatisée et soumise à l’austérité de la dépense publique, les cotisations sociales remplacées de plus en plus par l’impôt (notamment la CSG), le patronat étant lui au contraire de plus en plus exonéré de ces cotisations4. Cette situation, n’a rien d’inéluctable, d’autres solutions étaient possibles, et il s’agit bien de choix politiques plus ou moins assumés5.

Avec des décalages dans le temps, et des adaptations à leurs spécificités, se sont tous les services publics qui furent soumis à ces politiques ces trente dernières années. Aujourd’hui, tous les services publics de réseaux, électricité, gaz, poste, télécommunications, transports publics (chemin de fer, métro, tramway, bus…), ont été libéralisés, c’est-à-dire soumis à la concurrence quand ils n’ont pas été carrément privatisés comme les télécommunications. Le secteur électrique et gazier est aussi majoritairement privatisé, ainsi qu’une grande partie du secteur des transports publics. Les services sociaux, petite enfance, dépendance, hôpitaux, logement social, immigration etc. sont également soumis à la concurrence au moins partiellement pour la partie de la population solvable. Les pauvres dépendent de dispositions spécifiques et le plus souvent sont accueillis dans des services à la personne dégradés voire indignes. Cette concurrence s’exerce dans des conditions réglementaires différentes avec des spécificités selon les secteurs dont il faudra naturellement tenir compte pour refonder ces services publics.

Si cette libéralisation s’est effectuée sous l’impulsion de l’Union européenne, il n’est pas inutile de rappeler qu’au cours de ce long processus (une trentaine d’années), tous les gouvernements de la France ont été favorables à cette mise en concurrence des services publics, même s’ils ont parfois œuvré pour faire valoir une conception européenne de service public, sans toutefois pousser jusqu’au bout leur action. Il faut préciser aussi que les décisions de privatiser sont de la seule responsabilité des gouvernements ou des collectivités locales selon le service considéré, même si les dispositions européennes tant sur le contrôle budgétaire, que par la logique de libéralisation, et l’idéologie dominante y invitaient fortement.

B- Le rôle de l’Union européenne dans le processus de libéralisation des services publics.

L’Union européenne a joué un rôle déterminant depuis l’Acte Unique en 1987, dans le processus de libéralisation des services publics. Il est indispensable à ce stade de préciser ce qu’est Union Européenne, ce que sont ses institutions et ce que sont les processus de décision. Très souvent l’UE est présentée comme une entité « sui generis », au-dessus des États membres, imposant la « concurrence libre et non faussée ». En fait les gouvernements des États membres qui constituent ensemble le Conseil et décident dans le cadre d’un processus dans lequel interviennent le Parlement européen élu au suffrage universel à la proportionnelle et la Commission européenne désignée par ces mêmes gouvernements. La Commission qui est seule habilitée à faire les propositions de loi est désignée par les gouvernements et ratifiée par le Parlement européen. La prise de décision est un processus de négociation dans lequel participent l’ensemble de ces institutions. Au sein du Conseil chaque gouvernement des États intervient comme il le souhaite afin d’aboutir à un compromis, car aucun gouvernement ne peut seul imposer ses points de vue. Certes un gouvernement peut être mis en minorité, mais dans la quasi-totalité des décisions un compromis est recherché afin de ne mettre en difficulté aucun gouvernement.

Dans le processus de libéralisation des services publics de réseaux, puis des services sociaux, tous les gouvernements de la France de la période considérée, quelle que soit leur couleur politique et leur composition ont approuvé chacun pour ce qui le concerne, l’étape du processus de libéralisation des services publics auquel il a été confronté. A noter que cette libéralisation s’est accompagnée d’obligations de service public ou de service universel, imposés pour l’essentiel par des mouvements sociaux et la société civile, qui trop souvent ont été abandonnées par la suite aussi bien par les entreprises chargées de ces obligations que par les institutions européennes et les gouvernements des États. Il ne s’agit pas ici de faire l’historique du processus de libéralisation de tous les services publics mais de donner à voir la démarche politique qui le sous-tend afin de dégager des pistes de renouveau de service public, à tous les échelons territoriaux et institutionnels. Pour cela, il est indispensable d’entrer un peu plus dans le sujet européen, voir ce qu’il faut changer, par quels moyens et quels sont les leviers.

Le traité de Rome de 1957 dit peu de chose sur les services publics. Deux articles seulement en font état, et disposent d’une approche différente de la notion de service public.

  1. l’article 93 du TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) spécifie6 :

 « Sont compatibles avec les traités les aides qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public ». Cet article place d’emblée la notion de service public dans le marché en assignant un objectif de remboursement de servitudes qui lui sont imposées et en qualifiant ce remboursement d’aides (sous-entendu d’État) à une entreprise qui est soumise à des servitudes, qu’elle ne fournirait pas si elles ne lui était pas imposées, ce qui est le propre d’une servitude. C’est le seul endroit dans les traités où l’expression « service public » est utilisée.

  1. l’article 106, précise :

« 1- Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles des traités, notamment à celles prévues à l’article 101 à 109 inclus » (il s’agit des articles interdisant les aides d’État aux entreprises).

« 2- Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union. »

« 3- La Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse, en tant que de besoin, les directives ou décisions appropriées aux États membres ».

Premièrement, cet article contrairement à celui sur les transports place la notion de service public dans le domaine de la décision politique. Les obligations inhérentes à la notion de service public (ici renommé service d’intérêt économique général- SIEG), sont fixées par décision politique d’une autorité publique (« la mission particulière qui leur a été impartis »), et quand le service public est concédé c’est toujours suite à une décision politique prise à la suite d’une délibération d’une autorité publique (État, Conseil municipal ou départemental ou régional…). Ensuite il place les SIEG en dehors de la politique de concurrence dans la mesure où celle-ci fait obstacle en fait ou en droit à l’accomplissement de ses obligations, ce que les institutions européennes, Commission en tête auront tendance à oublier. Mais le 3ème alinéa donne la main à la Commission européenne sur la législation concernant ces services, sans devoir passer par le législateur (le Conseil et le Parlement).

C’est en articulant ces deux articles, le marché de l’article 93 au nom de la politique des transports dont elle a compétence, et l’alinéa trois de l’article 106, qu’elle va prendre en 1986, une décision définissant la notion de service public qui lui servira par la suite dans toute sa politique pour établir la législation sur les SIEG, et les libéraliser afin de construire le marché intérieur européen.

Au préalable le Conseil,7 c’est-à-dire les six gouvernements8, avait adopté une décision le 13 mai 1965, tendant à faire des obligations de service public dans les transports une exception à éliminer : « Les obligations inhérentes à la notion de service public imposées aux entreprises de transport ne devront être maintenues que dans la mesure où leur maintien est indispensable pour la fourniture des services de transport suffisants. »  Puis en 1969, les institutions européennes franchissaient une étape supplémentaire vers le marché en adoptant le 26 juin un règlement, c’est-à-dire une loi européenne applicable sur tout le territoire de l’UE sans transposition, qui définit la notion de service public dans les transports, la plaçant dans le cadre exclusif du marché : « … des obligations que, si elle considérait son propre intérêt commercial, l’entreprise de transport n’assumerait pas ou n’assumerait pas dans la même mesure ni dans les mêmes conditions 9». Cette définition, servira par la suite pour tous les services publics de réseau, puis les services publics sociaux (SSIG).

Mais ce n’est qu’avec l’Acte Unique de 1987, que la problématique des services publics va devenir une question centrale pour les institutions européennes (le dossier le plus politique de l’UE avait déclaré Romano Prodi, président de la Commission européenne de 1999 à 2004). En effet, les traités constituant l’Acte Unique sont un saut qualitatif décisif dans la construction européenne, bien plus que le traité de Maastricht qui n’en est que le prolongement monétaire logique. L’acte unique change les objectifs et la nature des Communautés européennes10 en ce sens qu’il vise à construire un marché intérieur (le marché unique) sur tout le territoire des Communautés. L’objectif du marché unique implique une législation commune dans le domaine économique (plusieurs centaines directives et règlements modifiés et adaptés plusieurs fois, une jurisprudence de plus en plus contraignantes) alors que la construction du marché commun levait certes les barrières douanières sur les marchandises et peu dans les autres domaines (sociaux, capitaux, personnes) mais n’avait pas bousculé en profondeur les marchés nationaux. Avec le marché unique, les services publics organisés en monopoles nationaux tels les chemins de fer, la poste, les télécommunications, ou l’électricité en France devenaient un obstacle à la construction de ce marché unique européen, dont les initiateurs adhéraient pour l’essentiel à l’idéologie ultralibérale de l’école de Chicago au plan économique, pour qui toute intervention de l’État ou publique dans l’économie, mais aussi sur le plan social devait être proscrite et combattue. En outre, l’acte unique a été adopté à une période du triomphe de cette idéologie au plan mondial (arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan l’année suivante aux États-Unis d’Amérique). L’outil principal dont disposaient les institutions européennes pour construire ce marché unique étant la concurrence, celle-ci devait devenir l’alfa et l’oméga de la construction européenne, un dogme de type religieux indéboulonnable. Elle l’est toujours.

De plus ces phénomènes politiques coïncidèrent avec des évolutions technologiques, en particulier dans le domaine du numérique et des télécommunications et des dysfonctionnements de certains services publics, notamment par une gestion technocratique et bureaucratique sans les usagers et les personnels.

La libéralisation (la mise en concurrence) est donc devenue un objectif prioritaire pour construire le marché intérieur européen11. Un quadruple mouvement s’est alors enclenché :

  1. une politique de libéralisation par étape de tous les services public de réseau (transports, électricité, poste et télécoms) ;

  2. au sein même de ce processus, une reconnaissance d’obligations de service public, introduite par des textes législatifs, souvent optionnelle, à la discrétion des gouvernements des États membres, mais pas toujours ;

  3. un processus jurisprudentiel par la cour de justice européenne de Luxembourg qui dit le droit communautaire et qui par les arrêts qu’elle a pris au fil de ses saisines par les États ou la Commission a de fait fondé la législation sur les services publics ( les conditions à remplir pour décider des obligations de service public et de leur financement, les conditions à remplir pour les quasi-régies et régies (in house), les conditions de coopération entre services publics des collectivités locales…) ;

  4. un processus pour faire reconnaître les services publics dans les traités de l’UE, partiellement abouti dans les textes ( article 14 du TFUE, le protocole N° 26 annexé aux traités de Lisbonne12, la Charte des Droits fondamentaux de l’UE intégrée dans le traité de Lisbonne (TUE)13) mais jamais mis en œuvre par décision politique, M. Barroso ayant déclaré lors d’une conférence de presse en novembre 2007 : «  Les services publics c’est terminé, personne n’en veut ».

La libéralisation à partir de la fin des années 1980, d’abord le transport aérien, les télécommunications, l’industrie de l’électricité, l’industrie gazière, la poste, les chemins de fer, les bus urbains, les tramways et le métro a progressivement été mise en œuvre souvent au prix d’une dégradation du service, de l’augmentation des prix, de la dégradation des conditions de travail des personnels de ces services.

Pour une nouvelle donne, service public/commun.

Pour reconstruire des services publics, nous devons prendre en compte à la fois leur dégradation résultat d’une politique délibérée et le cadre juridique national et européen créé pour légaliser cette politique d’appropriation de biens communs par les oligarchies financières et industrielles.

Il est donc primordial de comprendre qu’il s’agit d’une bataille politique. Emmanuel Macron a terminé son allocution du 13 avril en promettant un retour aux « jours heureux », allusion au programme du Conseil National de la Résistance publiée en mai 1944, en pleine seconde guerre mondiale. Les axes politiques de ce programme : un État fort détenant les principaux leviers de l’économie et des finances ; une solidarité, protection et sécurité à l’endroit des plus démunis ; le respect de toutes les libertés et l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi ; la liberté de la presse et son indépendance à l’égard des puissances d’argent ; une planification et des nationalisations avec l’éviction des grands groupes industriels et financiers de la direction de l’économie ; le droit au travail et au repos ; des salaires décents pour garantir à tous une vie digne ; un syndicalisme doté de larges pouvoirs ; un plan de sécurité sociale assurant à « chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes » pour reprendre ce que déclarait Ambroise Croizat dans l’exposé des motifs de l’ordonnance créant la sécurité sociale en juillet 1945 ; ainsi que la sécurité de l’emploi, sont toujours des principes d’actualité et l’exact contraire des politiques conduites depuis au moins quatre décennies et accentuées ces dernières années. Des axes politiques qui peuvent encore inspirer des politiques aujourd’hui, dans un pays et une Europe immensément plus riches qu’à l’époque parce qu’ils ont valeur universelle, et qu’ils se retrouvent dans les objectifs affichés de la construction européenne.

Les grands principes du service public : universalité (non discrimination), continuité et adaptabilité, même exprimés parfois différemment selon les pays sont partout présents dans les pays de l’UE, qui tous sous une organisation différente ont des services publics qui recouvrent plus ou moins les mêmes secteurs. Or, plus un service public est géré comme une entreprise privé, avec comme objectif la rentabilité immédiate, plus ces principes sont abandonnés.

La décision d’établir un service public est une décision politique. C’est donc sur des principes politiques que doit se fonder leur édiction. L’universalité implique qu’ils répondent à l’intérêt général. Une des justifications de leur existence se trouve dans la préoccupation de garantir les droits fondamentaux de la personne, ce qui implique que dans la hiérarchie des normes, les droits fondamentaux soient le socle sur lequel reposent les autres et priment sur les considérations commerciales (droit du commerce, droit de la concurrence, droit des affaires…). Au niveau européen, la Charte des droits fondamentaux de l’UE, doit détrôner le dogme de la concurrence. Les « quatre libertés » qui sont à la base de la construction européenne : liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes doivent être soumises aux libertés et droits fondamentaux de la personne et non aux pseudos lois du marché. C’est également vrai au plan national où le Conseil constitutionnel a tendance de plus en plus à donner la primauté à la liberté d’entreprendre et du commerce sur les libertés et droits des personnes.

Sur la base de ces principes, universalité, continuité, adaptabilité, intérêt général, droits fondamentaux de la personne, commun/biens communs, chaque service public doit faire l’objet d’une définition, de modes de financement et de gestion adaptés. Il convient aussi de considérer tous les niveaux territoriaux et institutionnels, le niveau local, commune, département et région pour ce qui concerne notre pays, le niveau national, mais aussi le niveau européen et le niveau mondial pour des communs universels comme l’air, la paix, les mers… Le niveau européen est à considérer avec une attention particulière car la législation élaborée à ce niveau est fondamentale pour l’évolution des services publics (SIG, SIEG, SSIG, SNIEG) comme le démontre le processus de libéralisation initié à partir des années 1980. Il existe des services publics européens : les EURES dans le domaine du placement des chômeurs, eurocontrol dans le domaine aérien, Galiléo, la fonction publique communautaire…. Des débats pour savoir si internet, les réseaux de chemins de fer, la poste… ne devaient pas être des services publics au niveau européen ont aussi eu lieu par le passé sous l’impulsion de la société civile14 sans aboutir. Ces débats sont essentiels pour l’avenir et doivent être beaucoup plus présents dans les réflexions sur les services publics et les communs dans le cadre européen et national.

Quelques exemples de questions à débattre selon le service public considéré, étant entendu que chaque service public devra faire l’objet de débats et décisions particulières pour arriver, en tenant compte des spécificités à un commun. Mais les principes directeurs annoncés plus haut doivent servir de guide pour l’ensemble des services publics.

La santé comme commun, à la création de la sécurité sociale, avait les caractéristiques essentielles d’un commun : une ressource avec les cotisations, un mode de gestion défini par la loi et une gestion par les concernés avec une majorité de représentants des salariés (les seuls véritables contributeurs à la ressource, puisque toutes les cotisations, y compris celles des entreprises relèvent du salaire) dans les conseils d’administration. Une refondation de la protection sociale demande que l’on revienne à ce mode d’organisation, donc de revenir sur beaucoup de dispositions concernant la gestion de la sécurité sociale depuis les ordonnances du Général de Gaule de 1967 supprimant la majorité des représentants des salariés dans les conseils d’administration, en passant par la réforme par ordonnance de Juppé de 1996 étatisant la sécurité sociale avec la loi de finances spécifique (loi de financement de la sécurité sociale) votée chaque année par le parlement, à la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST) de 2009 établissant la gestion d’un hôpital comme une entreprise et généralisant la tarification à l’activité,15 à la loi de juillet 2019 baptisée plan « ma santé 2022 ».

Aujourd’hui nos sociétés dites développées sont dépendantes pour quasiment toutes leurs activités de l’électricité. Sans électricité, pas de téléphone, pas d’internet, pas de télévision ni de radio, pas de transports publics, pas de chauffage et pas d’éclairage, pas d’industrie, pas de salle d’opération dans les hôpitaux, etc . etc. ; bref quasiment toutes nos activités font appel à l’électricité. Dépendre autant d’une seule industrie fragilise énormément nos sociétés. Il est irresponsable dans ces conditions de livrer cette industrie au privé et aux mécanismes du marché, même en imposant des obligations de service public. Le secteur ne peut plus non plus être géré par un monopole étatique et technocratique comme en 1947. Faire du secteur de l’électricité un commun, y compris pour les régies qui subsistent encore ou les coopératives qui se sont créées avec le développement des énergies renouvelables va demander beaucoup de débats au sein de la société civile, avec les salariés du secteur et leurs représentants, faire preuve d’imagination et surtout de mobilisations sociales pour créer le rapport de force nécessaire pour aboutir, d’autant que des adaptations permanentes seront sans doute nécessaires. Cette transformation est d’autant plus nécessaire et urgente que l’industrie électrique est un des principaux émetteur de gaz à effet de serre.

De même, le numérique envahit toutes nos vies, les gouvernements souhaitent « dématérialiser » toutes les démarches administratives ; les banques et les gouvernements souhaitent « dématérialiser » tous les paiements en supprimant la monnaie fiduciaire, toutes les activités de production sont envahies par la numérisation d’une partie de leur process de fabrication, le télétravail, surtout après la période de confinement due à l’épidémie de la Covid-19, est soit disant une forme de travail appelée à se généraliser. Pour bien des démarches obligatoires, dans bien des cas, nous sommes obligés de passer par les GAFAM, ces grandes entreprises capitalistes prédatrices. Les logiciels « libres » qui agissent souvent sous forme de commun, malgré un développement réel demeurent encore secondaires et dépendants de ces grands groupes multinationaux. Comment développer ces communs afin qu’ils rayonnent vraiment.

D’autres, tel Daniel Cohen tout en annonçant le déclin de capitalisme mondialisé prédisent un « capitalisme numérique » qui n’existe pas, n’est pas souhaitable et qu’il convient de combattre : « C’est certainement la fin, ou le début du recul du capitalisme mondialisé tel qu’on l’a connu depuis quarante ans, c’est-à-dire à la recherche incessante de bas coûts en produisant toujours plus loin. Si la valeur du bien est le temps que je passe à m’occuper d’autrui, cela veut dire aussi que l’économie ne peut plus croître, sauf à accroître indéfiniment le temps de travail. Le capitalisme a trouvé une parade à ce « problème », celle de la numérisation à outrance. Si l’être que je suis peut être transformé en un ensemble d’informations, de données qui peuvent être gérées à distance plutôt qu’en face-à-face, alors je peux être soigné, éduqué, diverti sans avoir besoin de sortir de chez moi… Je vois des films sur Netflix plutôt que d’aller en salle, je suis soigné sans aller à l’hôpital… La numérisation de tout ce qui peut l’être est le moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de nouvelles baisses de coût… »16.

Les prédictions de ce genre, matinées de scientisme, sont nombreuses en ces temps. Même le numérique a besoin d’une économie matérielle (d’ordinateurs, de satellites, de l’électricité, toutes choses qui demandent des matières premières, leur transformation industrielle, leur entretien permanent etc.). par contre il est certain que les capitalistes utiliseront le numérique pour accentuer l’exploitation et l’aliénation au capital des salariés et de la société en général.

Faire d’internet un service public, ou service d’intérêt général, au plan européen est une urgence. Exiger la gratuité d’accès à internet pour tous les individus devient également une urgence, internet restant payant pour les entreprises puisque c’est un instrument lié à leur production, donc à leurs profits. Ce débat est encore trop absent dans les sociétés, comme si payer pour quelque chose que l’on exige de nous, être obliger de faire toutes les démarches administratives sur internet, donner gratuitement nos données pour nous assommer d’injonctions consuméristes était naturel et ne pouvait pas être remis en cause. Exiger la présence de personnes physiques dans tous les services publics pour répondre aux besoins des usagers est devenu un des combats essentiels du renouveau des services publics ; cela ne peut se résumer à des ersatz de service public comme France-service.

Le raisonnement et la démarche amorcés dans ces trois exemples peut servir aussi, pour tous les services publics, toutes « les folies » listées plus haut : la poste, l’eau, les transports publics, la petite enfance, la dépendance… . C’est un chantier immense qu’il faut ouvrir et qui restera toujours en chantier car les sociétés changent, les besoins évoluent, les techniques aussi. La première urgence est de créer des emplois dans les services publics, d’augmenter les salaires et améliorer les conditions de travail dans les hôpitaux, les écoles, l’université, la recherche, les services de proximité, la fonction publique, bref les services publics en général pour qu’ils retrouvent leur attractivité.

Cependant il me paraît utile de revenir sur la question de l’administration et de l’appareil d’État, parce que c’est fondamental pour la vie d’une société et d’un pays et parce que c’est souvent occulté, un point aveugle ou négligé dans la réflexion sur les services publics et une des questions les plus complexes. Nous l’avons déjà développée, aujourd’hui l’administration du pays est livrée directement au capital, c’est la visée du projet CA 2022 du gouvernement actuel. Avec les  « réformes » en cascade depuis une quarantaine d’années, les réductions d’effectifs et des moyens des administrations, le « new public management », notre pays est en voie de sous-administration, ce qui n’empêche pas et va même avec, une sur-bureaucratisation, la trajectoire est dans ce domaine celle d’un pays en voie de sous-développement. Il est donc naturel, la vie ayant horreur du vide, que les grandes multinationales revendiquent de prendre la main avec la complaisance des gouvernements. Par exemple, le Monde du lundi 20 décembre 2018 titre, page 7 : « Quand Mark Zuckerberg (Facebook) impose ses lois à 2,2 milliards d’individus ». Mark Zuckerberg, venait d’annoncer le 15 novembre qu’il créait son propre système de modération de Facebook pour écarter les contenus problématiques avec une « cour d’appel ». Ce choix est dicté parce que Facebook est présent dans plus de cent pays et qu’il a choisi de ne se référer à la loi d’aucun d’entre eux et de fabriquer sa propre loi.

Ce sont les banques privées qui définissent les règles prudentielles du secteur bancaire avec les accords dit de Bâle (Bâle I, II et III) ; les normes comptables internationales ont été établies par un processus initié par les grandes entreprises américaines et l’Union européenne et les États membres les ont adoptées afin de ne pas s’isoler ; dans les accords de libre-échange que signent les États, les différents entre les États et les entreprises sont tranchés par des « tribunaux privés » constitués d’avocats d’affaires issus de grands cabinets internationaux ; les États cotisent à des agences de notation qui leur attribuent des notes leur permettant d’emprunter sur les marchés à des taux d’intérêt plus ou moins élevés selon que la note est bonne ou mauvaise. Dans ces conditions, la notion d’État stratège n’a pas de sens, les États ne sont plus maîtres de leur stratégie monétaire, industrielle et même budgétaire, c’est un concept vide17.

Ce phénomène comme le montre l’exemple de Facebook, n’est pas que national, il est vrai aux plans européen et mondial. Il prend des formes diverses selon les pays et les traditions politiques et surtout les rapports de force.

Il est donc urgent de retrouver un État capable d’inventer avec toutes les forces de la société une forme de planification adaptée à la situation sociale, économique, écologique, environnementale, culturelle d’aujourd’hui ; un État, à tous les étages ( local, national, et européen) opérationnel ouvert sur les sociétés, sur leur capacité à s’organiser, à gérer des communs.

Pour rompre avec la sur-bureaucratisation : l’impossibilité pour les « administrés » de régler simplement les questions administratives, la perte de compétence qui en découle au sein des administrations, l’augmentation d’une hiérarchie toujours plus accès sur le « reproting » et souvent inutile quand ce n’est pas parasitaire, plusieurs dispositions conjointes s’imposent: arrêter le « new-public-management » et engager une gestion des personnels reposant sur la responsabilité et non infantilisante ; augmenter les effectifs au regard des missions de service public des administrations ; abroger la « réforme », en fait la contre-réforme du statut de la fonction publique livrant celle-ci au privé ( loi du 6 août 2019)18 ; rompre avec la « préfectorisation » des services déconcentrés de l’État et la priorité au sécuritaire liberticide qui en découle ; à très court terme avec un débat avec les personnels, la société civile redéfinir les structures du budget de l’État et des autorités publiques en général, ce qui implique une refonte totale de la Loi d’orientation sur les lois des finances (LOLF) adoptée à «l’unanimité » en 2000 qui sert toujours de base structurelle au budget actuellement19.

Ce n’est pas une conclusion

Le service public appartient à tout le monde. C’est comme le notait Robert Castel, la propriété de ceux qui n’en ont pas. Le cadre des communs dans lequel la propriété n’est plus déterminante et ne permet plus de s’en approprier les fruits, dans lequel l’usage et la gestion en commun est au contraire la norme, permet de repenser les fondements du service public. La dialectique travail théorique / rapport de force à établir pour y parvenir est essentielle, le travail théorique procédant aussi du rapport de force, le rapport de force procédant aussi de la théorie. Ce processus doit se faire à tous les niveaux institutionnels et territoriaux, le local, le national, l’européen et le mondial, même si encore aujourd’hui l’idéologie dominante, comme les dispositions existantes n’y sont apparemment pas favorables. L’action à mener face aux dérèglements climatiques, à la disparition des écosystèmes et de la biodiversité, à la limite des ressources, ne se fera pas dans le cadre d’un mode de gouvernement de quelques-uns pour quelques-uns, mais avec la participation de tout ce que permettent les communs. Il y a certes urgence, mais comme chaque fois qu’il y a urgence, il faut se hâter sans précipitation. Cette gestion par les communs peut être aussi une des leçons à tirer de la crise due à la covid-19.

Annexe I – Les textes de l’Union européenne

Article 14 du TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) : « Sans préjudice des articles 93, 106 et 107 du présent traité et de l’article 4 du traité sur l’Union européenne, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, l’Union et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application des traités, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions notamment économiques et financières qui leur permettent d’accomplir leurs missions.

Le parlement européen et le Conseil statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, établissent ces principes et fixent ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les États membres, de faire exécuter et de financer ces services. »

« Protocole N° 26 sur les services d’intérêt général »

« Les hautes parties contractantes, souhaitant souligner l’importance des services d’intérêt général, sont convenues des dispositions interprétatives ci-après, qui seront annexées au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union :

Article premier : Les valeurs communes de l’Union concernant les services d’intérêt économique général au sens de l’article 14 du Traité sur le fonctionnement de l’UE comprennent notamment :

  • le rôle essentiel et le large pouvoir discrétionnaire des autorités nationales, régionales et locales pour fournir, faire exécuter et organiser les services d’intérêt économiques général d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ;

  • la diversité des services d’intérêt économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ;

  • un niveau élevé de qualité, de sécurité et quant au caractère abordable, l’égalité de traitement et la promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs ;

Article 2 : Les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des services non économiques d’intérêt général. »

Précisons, qu’un protocole additionnel aux traités de l’ UE, a la même valeur juridique qu’un article des traités et doit donc être pris en compte dans toute élaboration de législation comme dans la jurisprudence. Toutefois, il ne peut servir à fonder une législation.

Articles de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (« qui a la même valeur juridique que les traités »- article 6 du TUE). Ne sont cités ici que quelques articles qui peuvent fonder le droit à des services publics, ou le droit d’accès à ceux-ci.

« Article 6- Droit à la liberté et à la sûreté

Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté »

« Article 7- Respect de la vie privée et familiale

Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications.

« Article 8- Protection des données à caractère personnel

  1. Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant.

  2. Ces données doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la personne concernée ou en vertu d’un autre fondement légitime prévu par la loi.

Toute personne a droit d’accéder aux données collectées la concernant et d’en obtenir la rectification.

  1. Le respect de ces règles est soumis au contrôle d’une autorité indépendante. »

« Article 14- Droit à l’éducation

  1. Toute personne a droit à l’éducation, ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue.

  2. Ce droit comporte la faculté de suivre gratuitement l’enseignement obligatoire.

  3. La liberté de créer des établissements d’enseignement dans le respect des principes démocratiques, ainsi que le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques, sont respectés selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »

« Article 24- Droits de l’enfant

  1. Les enfants ont droit à la protection et aux soins nécessaires à leur bien-être. Ils peuvent exprimer leur opinion librement. Celle-ci est prise en considération pour les sujets qui les concernent, en fonction de leur âge et de leur maturité.

  2. Dans tous les actes relatifs aux enfants, qu’ils soient accomplis par des autorités publiques ou des institutions privées, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.

  3. Tout enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt.

« Article 34- sécurité sociale et aide sociale

  1. L’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accidents du travail, la dépendance ou la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi, selon les règles établies par le droit de L’Union et les législations et pratiques nationales.

  2. Toute personne qui réside et se déplace légalement à l’intérieur de l’Union a droit aux prestations de sécurité sociale et aux avantages sociaux conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales.

  3. Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales.

« Article 35- Protection de la santé

Toute personne a le droit d’accéder à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux dans les conditions établies par les législations et pratiques nationales. Un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union.

« Article 36- Accès aux services d’intérêt économique général

L’ Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément aux traités, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union.

« Article 41- Droit à une bonne administration

  1. toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions, organes et organismes de l’Union.

  2. Ce droit comporte :

a) le droit de toute personne d’être entendu avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ;

b) le droit d’accès de toute personne au dossier qui la concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret professionnel et des affaires ;

c) l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions ;

d) toute personne a droit à la réparation par l’union des dommages causés par les institutions, ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres. »

Annexe II

Extrait « Des CAHIERS de LASAIRE », N°53, septembre 2015 : Réformer les territoire ? Réformer l’État ?

«  QUE FAIRE AVEC L’ ETAT STRATEGE : POUR UN NOUVEAU CONTENU »

Jean Claude BOUAL

« Sous la pression de l’idéologie néolibérale est née la notion d’État stratège, détachée de ses autres fonctions, notamment de celle d’opérateur et celle d’État social. Or de tout temps l’État remplit des fonctions de stratégie. Avec l’acte unique et les politiques néolibérales et conservatrices qui s’en suivent, l’État national a peu à peu abandonné ses pouvoirs stratégiques au profit des multinationales. C’est à ce moment que l’on a commencé à parler d’État stratège comme pour camoufler ces renoncements. Le concept d’État stratège est en fait un concept restrictif, une manière de légitimer qu’il n’intervient plus dans l’opérationnel. Les lignes ci-dessous montrent comment s’est opéré ce glissement.

La notion d’État stratège est née au tournant des années 1990, quand, sous la triple conjoncture de l’idéologie ultralibérale, des évolutions technologiques qui dans certains secteurs comme les télécommunications remettaient en cause le monopole naturel, de la libéralisation des entreprises publiques de réseaux chargées de missions de service public sous l’impulsion de l’Union européenne, l’État (la puissance publique) a perdu ses capacités d’opérateur de services publics et que la question de ses missions, au-delà des activités régaliennes s’est posée.

Sa légitimité à agir dans le domaine économique lui était contestée par l’idéologie ultralibérale, l’école de Chicago développant l’idée que « l’État n’est pas la solution mais le problème ». Il s’agissait de combler un vide et de lui donner une nouvelle justification, une nouvelle légitimité acceptable dans ce cadre idéologique.

  1. La notion de service public au cœur de l’action de l’État

La notion de service public constitue en France un élément essentiel du compromis social. La conception française du service public renvoie à la doctrine juridique du Conseil d’État qui le voit comme le fondement de « l’interdépendance sociale » selon l’expression de Léon Duguit. Il s’y justifie comme un service rendu par la puissance publique dans le cadre de missions d’intérêt général, porteuses de solidarités géographiques et intergénérationnelles. Il renvoie donc à la notion d’intérêt général. L’État, ou la collectivité publique chargée de fournir ce service public, est au centre du système de représentation, le service public étant la mise en forme juridique des prérogatives de la puissance publique.

L’attachement des français à leurs services publics a pour origine notamment le compromis social qui s’instaure au lendemain de la seconde guerre mondiale. Sous l’impulsion des autorités publiques, en particulier des gouvernements (l’État national), les services publics jouent un rôle essentiel dans la relance de l’économie nationale, la réduction des inégalités, l’aménagement du territoire, la cohésion sociale, culturelle et territoriale, ainsi que dans la création d’emplois. Le service public se trouve au cœur de la démocratie nationale qui repose alors autant sur cette cohésion ancrée sur la protection sociale, l’égalité devant le service public vecteur de solidarité et de progrès social que sur le suffrage universel et le jeu démocratique des institutions. L’attachement majoritaire au service public se retrouve parmi les personnels de ces services, les usagers utilisateurs, et les agents de la fonction publique, y compris la haute administration de l’État.

Cet agencement a été complètement bouleversé par la libéralisation impulsée par les instances communautaires à partir de l’Acte Unique (1987) et les privatisations qui suivirent sous les gouvernements successifs à partir de cette époque. L’État régulateur et opérateur disparaissait petit à petit, il fallait bien lui trouver un substitut même s’il ne correspondait à aucune réalité concrète.

  1. La conception européenne de service d’intérêt général

Dès 1969, le Conseil des Communautés européennes adoptait un Règlement20 (CEE n°1191/69) « relatif à l’action des États membres en matière d’obligations inhérentes à la notion de service public dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigables », dans lequel elle définissait les obligations (ou missions) de service public comme : « des obligations que, si elle considérait son propre intérêt commercial, l’entreprise de transport n’assumerait pas ou n’assumerait pas dans la même mesure ni dans les mêmes conditions ». Il s’agit d’une définition ayant trait au marché, donc restrictive, et pas la définition d’un service pour tous, universel, assurant une mission globale de cohésion sociale et économique et encore moins de garantie des droits fondamentaux. Cette définition constituera par la suite pour la Commission européenne et les instances communautaires la définition générique de toute obligation de service public quel que soit le secteur considéré, services de réseau (énergie, poste, télécom…) mais aussi services locaux ou services sociaux. Elle induisait nécessairement la notion de compensation pour ces obligations spécifiques et de surcompensation pour ne pas créer de distorsion de concurrence, notions introduites par la suite par la Cour de justice de l’UE.

La conception européenne (de l’Union européenne) qui se dégage des directives et règlements et de la jurisprudence de la Cour européenne de justice est très différente de la conception française née au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le marché et la concurrence y jouent un rôle déterminant, mais elle se rapproche de la conception de délégation de service public existant en France depuis la seconde moitié du 19e siècle. Elle tend à s’imposer à tous les États membres et entre de plus en plus en application. Elle repose sur : i) l’universalité du service et sa qualité définie par la puissance publique responsable de la fourniture de ce service ; ii) une définition claire par des actes réglementaires ou législatifs ou contractuels, des missions ou obligations de service public ; iii) un rôle plus clair de la puissance publique au regard du marché ; iv) la puissance publique peut fournir elle-même le service ou le déléguer à des tiers ; v)respect des règles du marché en cas de délégation et en tout état de cause non distorsion de concurrence ; vi) indifférence de la propriété du capital de l’entreprise ou de l’entité qui fournit le service, mais en cas de capital mixte c’est la logique du marché qui l’emporte ; vii) régulation indépendante par des agences de régulation indépendantes des autorités publiques et des entreprises prestataires ; viii) transparence des comptes pour éviter de fausser les règles du marché par l’utilisation des deniers publics pour des activités commerciales sans obligations de service public, et pas de surcompensation pour ne pas fausser le marché ; ix)durée limitée des contrats de service public quelle que soit leur forme (régie ou délégation) ; x) évaluation théoriquement.

La stratégie de l’autorité publique dans ce cas est bien limitée, elle se limite au choix politique de la fourniture en interne (régie ou quasi-régie) ou délégation. Même la coopération entre services des collectivités est définie par le niveau européen, des arrêts de la Cour de justice, repris dans les directives marchés publics et concessions.

  1. Aujourd’hui

Le budget de l’État est soumis au contrôle communautaire dans le cadre du « semestre européen », avec une procédure très encadrée par une série de textes législatifs (two pack et six pack), et pour la zone euro le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG). Voir les pays sous Troïka : Grèce, Portugal, Chypre, Irlande… La France n’est pas encore tout à fait « troïkée », mais les « recommandations » de la Commission pour revenir dans 2 ans à un déficit inférieur à 3% du PIB sont comminatoires. Certes les États se sont mis eux-mêmes volontairement dans cette situation de contrôle réciproque piloté par la Commission européenne, sous politique ultralibérale, mais leur marge stratégique est bien faible dans ces conditions.

Dans le secteur financier, le fait que la plupart des missions aient été ces 30 dernières années en France progressivement confiées au secteur privé amenuise les capacités de l’intervention publique en matière économique. Quand il s’agit d’encourager l’accès au crédit des entreprises ou d’aider à la conduite d’une politique industrielle, le rôle des opérateurs publics devient déterminant ; or, réduit à la Caisse des dépôts, La Banque postale et la Banque publique d’investissement, l’appareil public est insuffisant. Et ce n’est pas le plan d’investissement de 315 milliards d’euros au niveau européen du plan Juncker qui va rétablir les capacités publiques. Certes la loi oblige les banques privées et les autorités chargées de leur contrôle à assurer certaines missions d’intérêt général telles que le droit au compte ou la lutte contre l’exclusion bancaire, mais force est de constater que même ce peu de mission de service public est de fait assuré par les banques publiques, la Banque postale essentiellement.

La maîtrise d’ouvrage public a pratiquement disparu. Le peu qui subsiste est segmenté dans des agences, ou des établissements publics qui ne communiquent et ne travaillent pas entre eux. L’absence de pratique concrète entraîne une perte de savoir et de savoir-faire et l’asymétrie d’information empêche tout contrôle sérieux des opérateurs privés.

Depuis 35 ans au moins, les lois de réorganisation de l’État ont certes décentralisé, re-répartie les compétences entre niveaux territoriaux et institutionnels, mais n’ont jamais été conçues à partir de préoccupations de service public. De nombreuses réorganisations des services de l’État ont eu lieu, non achevées ; les nouvelles lois sur le redécoupage régional, les métropoles, les compétences entre niveaux institutionnels entraîneront à nouveau des réorganisations importantes, continuant à déstabiliser les administrations sans que la stratégie d’un « État stratège » apparaisse avec une clarté lumineuse.

Les normes sont de plus en plus externalisées vers le privé, les multinationales pour les normes industrielles et les grandes banques, les fonds spéculatifs pour les normes financières et comptables (Bale I, II et III pour les normes prudentielles par exemple). Le lobbying des grands groupes industriels et financiers est souvent bien plus efficace que l’intérêt général pour imposer une réglementation. Les États et les collectivités locales aujourd’hui sont notés, à leur demande et à leurs frais, par les agences de notation ; ils acceptent ainsi d’être soumis aux mêmes règles « du marché » que n’importe quelle entreprise privée, et abandonnent de fait leurs prérogatives d’intervention dans l’économie. La concurrence fiscale entre États au niveau mondial favorise, quoi qu’en dise la propagande, l’évasion fiscale et les paradis fiscaux ; aucun État, pas plus que le « G20 », n’a sérieusement envisagé jusqu’à présent de remédier à cette situation.

Au contraire chaque État est le paradis fiscal d’un autre, chacun ayant ses niches qu’il protège jalousement (cf. La City premier paradis fiscal du monde).

La question des normes au plan international sous la coupe des multinationales est d’ailleurs la question principale des négociations du traité de libre-échange (TAFTA ou TTIP) entre L’UE et les États-Unis.

Dans l’Union européenne, indépendamment de la surveillance budgétaire et des déficits publics, l’essentiel de la réglementation et de la législation est d’origine communautaire, c’est le cas pour le marché, la concurrence, l’environnement, les transports etc. Les programmes stratégiques de long terme, Septième Programme d’action pour l’environnement, le paquet Climat-Énergie pour 2013, la stratégie Europe 2020, le programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 (quoi qu’on en pense) sont tous élaborés au niveau européen. Quelle est la stratégie de l’État français (des gouvernements successifs et des Autorités françaises) dans la construction européenne aujourd’hui ?

  1. L’État et l’intérêt général

Dans ces conditions, l’État national n’est plus et ne peut plus être le seul garant de l’intérêt général. Celui-ci se décline à plusieurs niveaux, local, régional, national, européen, voire, comme pour le climat, mondial. Mais il y a un seul intérêt général, sous peine de sa propre négation. Il n’y a pas plusieurs intérêts généraux.

Dans la chaîne de l’intérêt général, il y a un continuum, au moins du niveau européen au niveau local, chaque niveau ayant ses propres institutions pour mettre en œuvre l’intérêt général. Souvent ce sont directement les collectivités locales qui mettent en œuvre la réglementation européenne. Le niveau national participe à son élaboration et a en charge la transposition lorsqu’il s’agit d’une directive. Parfois il est également responsable de la mise en œuvre. C’est toujours lui qui est sollicité et qui répond devant les institutions européennes (Commission et Cour de justice) de l’application de la réglementation et législation à l’élaboration de laquelle il a participé.

  1. Les troupes

Aujourd’hui les personnels des fonctions publiques chargés de mettre en œuvre les décisions prises par les appareils étatiques dépendent d’autorités différentes qui formellement ont leur autonomie de gestion. Fonction publique européenne pour l’Union européenne, fonction publique d’État pour le niveau national, fonction publique territoriale pour les collectivités locales, chacune ayant ses propres statuts et modes de gestion. Cette dispersion de gestion se retrouve cependant dans les techniques de management avec le « public management » qui consiste à gérer les fonctions publiques comme des entreprises privés avec des objectifs uniquement quantitatifs et le stress, la diminution des effectifs sans rapport avec les missions. Si nous ajoutons à cette situation les phénomènes bureaucratiques inhérents à toute organisation et la spécificité de la technocratie qui induit une forme de capture du politique par les technocrates et les technostructures, personne ne voit qui est stratège (si jamais il y en a un) dans ce contexte.

F- Pour résumer

Dans un glissement continu depuis plusieurs décennies, l’État national a progressivement perdu le rôle pivot qui était le sien pour définir les stratégies et les politiques publiques. Il est devenu aujourd’hui un acteur parmi les autres même s’il conserve des prérogatives importantes comme celles de la violence légitime.

Les autres acteurs, les grandes entreprises multinationales, le complexe financier, soit chacun pour son propre compte, soit regroupés en lobbies, les pouvoirs locaux tentés de reconstituer un pouvoir central dans leur fiefs respectifs, l’Union européenne de plus en plus présente et dotée de puissants moyens législatifs notamment dans le domaine économique, mais de faibles moyens financiers, jouent un rôle important et en expansion.

Les pouvoirs de l’État « central » ne sont plus ceux de jadis. Nous avons pourtant besoin de cet État, c’est encore à ce niveau que les grandes solidarités intergénérationnelles et territoriales (protection sociale et sécurité sociale, retraites, services publics…) s’effectuent. Pour réinventer son rôle il nous faut quitter le paradigme d’une autorité centrale de type monarchique. Désormais acteur parmi d’autres, l’État n’est toutefois pas un acteur comme les autres. Il est l’image de notre société commune et il est le garant des solidarités internes du pays. »

1 Voir a ce sujet l’analyse de la loi N°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 : «  Lois « Urgence sanitaire », lois de classe », Jean Claude Boual le 5 avril 2020.

2 Voir à ce sujet la brochure du Collectif des associations citoyennes : « CAP 2022 : les multinationales à l’assaut de l’État » par Jean Claude Boual, septembre 2018.

3 Voir, David GRAEBER, « Bureaucratie », sous-titre « Il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV », Les Liens qui Libèrent, octobre 2015.

4 Nous ne répéterons jamais assez que les cotisation sociales aux divers branches de la sécurité sociale, ne sont pas des charges pour les entreprises comme s’acharnent à le répandre le patronat, le gouvernement, les médiats et économistes « mainstream », mais une partie du salaire des salariés, socialisée pour assurer la solidarité entre les générations afin que chacun puisse faire face aux aléas de la vie.

5 Voir à ce sujet le livret du CAC : « Bref historique de la protection sociale en France » juin 2017.

6 Pour des raisons de commodité, j’utilise la numérotation actuelle du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la numérotation ayant évoluée dans le temps au gré des traités, la rédaction des 2 articles mentionnés n’ayant pas été modifiée.

7 A l’époque le Conseil était le seul législateur. Sa décision est donc une décision intergouvernementale, des six gouvernements.

8 C’est-à-dire les six pays fondateurs des Communautés européennes : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas.

9 Voir l’article de Jean Claude Boual « Service public de transport, un système complexe en évolution » in « Questions clés pour le transport en Europe » direction Michel Savy, La documentation française, janvier 2009.

10 L’expression Union européenne ne sera introduite qu’en 1992, par le traité de Maastricht, jusqu’à cette date il s’agissait de construire plusieurs communautés, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA 1951), la Communauté économique européenne (CEE, 1957).

11 Voir l’article « Le débat européen sur les services publics et les réseaux » Jean claude Boual in « Un service public pour les européens ? » dirc Claude Quin et Gilles Jeannot, La documentation française Paris 1997.

12 Les traités de Lisbonne entrés en vigueur le 1er décembre 2009, sont le « Traité sur l’Union européenne » (TUE) et le « Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ».

13 Voir en annexe les textes de ces documents.

14 Voir les travaux et proposition du Comité européen sur les services d’intérêt général (CELSIG) de 1992 à 2014.

15 Voir entre autre « Bref historique de la protection sociale en France » brochure du Collectif des associations citoyennes par Jean Claude Boual, juin 2017.

16 Entretien de Daniel Cohen, économiste, Le Monde.fr du 02/03/2020.

17 Voir l’annexe II « Que faire avec l’État stratège : pour un nouveau contenu », Jean Claude Boual, publiée dans les Cahiers de LASAIRE N° 53 de septembre 2015.

18 La loi n° 2019-828 du 6 août 2019 relative à la transformation de la fonction publique.

19 Voir l’article « L’administration française dans la tourmente : changer de mode opératoire et de politique », Jean Claude Boual, dans « L’action publique dans la crise-vers un renouveau en France et en Europe » dirc Philippe Bance, PURH mai 2012.

20 Le Règlement est une « loi » européenne qui s’applique directement sur tout le territoire de l’UE, sans transposition contrairement à la Directive qui est « une loi cadre » qui demande transposition en droit national. Ces deux textes ont une force juridique supérieure à la Décision.

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